La cécité inattentionnelle du comédien

La recherche de documentation sur les sujets en lien avec l’esprit critique, l’épistémologie, la zététique fait partie de mes habitudes. Ici n’est pas le lieu de description de ces termes mais pour les curieux, je peux vous encourager à découvrir ces deux vidéos qui sont une bonne base pour comprendre le principe :

Comme souvent à travers ce blog, j’aime à rapprocher mes expériences personnelles de mon activité de comédien et essayer d’aborder notre art du jeu par des thématiques a-priori éloignées de celui-ci. Et bien cette fois c’est en visionnant une vidéo de Henry Broch, le père de la zététique en France, qu’une réflexion sur notre pratique du jeu m’est venue. Avant de poursuivre l’article je vous invite à regarder la petite vidéo ci-dessous de 5mn. Cette vidéo ce compose de deux parties. La première partie est un test d’attention dans lequel il vous sera demandé de compter le nombre de passe réalisées par l’équipe blanche (vidéo source). La seconde partie est un extrait d’une interview de Henri Broch qui explique le principe de cécité inattentionnelle ou cécité au changement (vidéo source)

Peut-être connaissiez-vous déjà ce test. Peut-être n’a-t-il pas été concluant dans votre cas : la vidéo n’est pas de formidable qualité et dans l’expérience initiale l’expérience se révèle concluante dans 50% des cas uniquement. Me concernant, il me semble que la première fois que j’ai eu affaire à cette expérience, je n’ai RIEN VU. Pour ceux qui ont zappé la vidéo, c’est dommage, permettez-moi ce petit copier-coller des dires d’Henri Broch :

« La cécité inattentionnelle (ou attentionnelle selon les auteurs) consiste en ce que, lorsque l’on focalise son attention sur quelque chose, on trie l’information que le champs visuel amène à notre cortex et on ne retient que l’information qui nous intéresse.[…] Nos abilités intellectuelles sont moins fortes que ce qu’on suppose a-priori. Il y a cet effet de focalisation qui fait qu’on perd pas mal d’informations « 

La focalisation peut entraîner la perte d’informations

Le comédien dans son jeu n’est-il pas parfois soumis à cette cécité inattentionnelle ? Selon moi, différentes situations peuvent s’en rapprocher. Et cet article peut sans doute faire écho à celui-ci : Attention ou concentration pour l’acteur ? Ainsi, je crois que de nombreux comédiens en début de formation font preuve de cette cécité en se trompant sur le sens de « l’écoute ». En effet, au lieu d’être dans une écoute générale de l’ensemble de la situation, le comédien va fixer et focaliser son regard sur son partenaire et sur ses dires. Cette fixité du regard sur le partenaire dans une intention d’écoute attentive, se transforme en une cécité inattentionnelle, dans le sens où le comédien va manquer un ensemble d’autres informations liées à la situation. Par exemple, le comédien focalisant sur son partenaire dans une intensité « déraisonnable » va :

  • perdre tout sens d’interactions avec d’autres comédiens potentiellement présents;
  • rester insensible à tout autre événement pouvant avoir lieu sur scène;
  • ne plus être à l’écoute de lui-même et de ses propres émotions, le figeant dans une attitude peu naturelle;
  • et comble du comble, cette concentration extrême sur son partenaire peut lui faire manquer une information primordiale : le sens de ce que lui dit son partenaire et l’état émotionnel de son partenaire ! Ce qui signifie qu’il n’y a plus d’écoute… et le serpent se mangea la queue..

 

Une autre situation où peut s’opérer cette cécité me vient : celle où le comédien n’a pas suffisamment assimilé son texte. Dans ce cas, le comédien est si concentré sur son texte et sur ce qu’il va avoir à dire sans se tromper, qu’il risque de nouveau de passer à côté des informations précédemment citées. D’ailleurs il est à noté que souvent lorsqu’un comédien débute un travail de répétition sur une nouvelle scène, il lui sera difficile d’être dès le départ à la fois dans un naturel émotionnel d’écoute et d’interactions tout en maîtrisant son texte au cordeau. Il y a souvent cette première étape de travail dans laquelle le comédien doit choisir de travailler soit son texte, soit son jeu car la somme d’informations à assimiler se veut trop importante d’emblée. Il arrive donc souvent qu’un comédien connaissant bien son texte tant qu’il y fait « attention » va soudainement le perdre dès lors qu’il va entrer dans la phase émotionnelle de la répétition et que son attention va se porter sur d’autres éléments du jeu. Cette étape de travail est normale, et c’est l’une des raison pour lesquelles on passe par les étape de répétitions italiennes ou allemandes. La solution pour réduire ce temps d’adaptation est toujours la même connaitre son texte à la syllabe près. Le répéter en se visualisant dans des lieux différents, en faisant du sport, dans le métro ou au supermarché… afin de le maîtriser tout en s’entraînant à poser son attention sur d’autres informations.

La cécité inattentionnelle de l’acteur n’est pas celle du personnage

Cependant, je souhaite mettre un bémol dans ma réflexion. En effet, si l’acteur doit rester prudent à ne pas se mettre dans des situations de cécité inattentionnelle ou de cécité au changement, il est en revanche tout à fait imaginable que le personnage qu’il interprète, lui, soit victime de cette cécité tout comme chacun de nous peut l’être dans la vie réelle. Et comme souvent, c’est une frontière avec laquelle il est intéressant de jouer pour le comédien qui veut rentrer dans du travail de précision. Un acteur doit être à l’écoute de son partenaire et de la situation qui l’entoure alors que dans le même temps le personnage interprété peut être totalement insensible à ces mêmes éléments car préoccupé par une autre information. Savoir faire la part des choses entre le personnage et l’acteur est une problématique récurrente dans l’art du jeu mais qui fait partie des fondamentaux à maîtriser ou en tout cas sur lesquels travailler.

Une dernière chose : Il arrive, et moi le premier, de parler de « la magie de la scène ». Grosso-modo, celà peut se traduire par le fait que le comédien, après sa scène, lorsqu’il était « dedans » (sous-entendu qu’il a réussi sa scène car sincère dans son jeu et émotionnellement impliqué) va souvent oublier ce qui c’est passé sur scène dès lors que celle-ci va se terminer. Ou encore, si vous jouer avec une douleur comme un mal de dos, cette douleur va disparaître le temps du jeu (à nouveau si vous êtes sincère et émotionnellement impliqué). Bien que moins poétique, cette « magie de la scène » n’aurait-elle pas un lien avec cette cécité inattentionnelle ? Mais dans ce cas, ne s’agirait-il pas de la « bonne » cécité, c’est à dire celle du personnage et non celle du comédien ? En effet, si le comédien interprète avec sincérité son personnage et que ce personnage « prenne vie autant que faire ce peut », alors le mal de dos est une information qui n’a pas spécialement à être présente dans son univers. Et de même, mais à l’inverse, dès lors que le comédien sort de son personnage il est normal que le comédien perde une partie des informations qui auront eu lieu dans l’univers de son personnage, non ? Le comédien compartimenterait-il involontairement certaines informations en les masquant ou en les mettant en emphase selon qu’il joue tel ou tel personnage ou selon qu’il ne joue pas ?

Image issue de la chaîne Youtube Hygiène mentale

Et tout celà n’aurait-il pas aucun sens ? Débuter un article en parlant de zététique et le terminer en lançant des hypothèses basées sur des croyances sorties de presque nulle part, voilà bien qu’Henri Broch m’en collerait une 🙂 !! Pour me faire pardonner j’envisage un jour de publier un article indiquant pourquoi il ne faut pas psychanalyser ses personnages ! Mais ce sera sûrement bien subjectif encore…

N’hésitez pas à me commenter ce tas de réflexions possiblement inutiles, bonne fin de semaine à tous et prenez soin de votre art !

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